Les bévues de la traduction
De grâce, tuez le General Staff

C'EST un général peu connu dans l'histoire. Il fait pourtant des apparitions assez fréquentes dans certains ouvrages historiques. Ainsi, dans le livre récemment traduit de l'américain d'Adam B. Ulam, les Bolcheviks (1). Ouvrons l'index : le général Staff y figure, avec renvoi aux pages 317, 352, 363, entre Maria Spiridova (sic pour Spiridonova), qui fut leader du parti socialiste révolutionnaire de gauche, et Joseph Staline. À la page 317, nous apprenons qu'en Galicie autrichienne les socialistes polonais préparaient le combat contre la Russie " de connivence avec le général Staff ". Aucun doute possible, il s'agit d'un général autrichien. À la page 352, on lit que " depuis le début de la guerre, le gouvernement impérial allemand et le général Staff étaient conscients du parti qu'ils pouvaient tirer du mouvement révolutionnaire russe ". C'est donc un général allemand. Enfin, page 363, on nous explique qu'il était difficile, en 1917, au gouvernement provisoire et au général Staff de signer une paix séparée. Voici notre général devenu russe.

Étrange général qui ne possède pas de prénom et dont les déplacements dans l'espace sont remarquables. Il a tout de même cette particularité de n'apparaître que dans des ouvrages traduits de l'anglais ou de l'américain. Mais sans doute aura-t-on déjà reconnu sa véritable identité : l'état-major général (general Staff). Peut-être faudra-t-il le faire voisiner avec la ville de Burma, très connue aussi dans les traductions (2) et qui n'est autre... que la Birmanie.

Il y a quelque chose d'assez ahurissant dans la façon dont bon nombre de livres sont traduits. Voici encore quelques exemples : dans la traduction de l'ouvrage de Robert Conquest la Grande Terreur, consacré aux purges staliniennes des années 30 (3), la seconde partie est intitulée " l'ère du Yéjov ". Faut-il rappeler que Yéjov " (la transcription classique est Ejov) fut le ministre de la police de Staline ? Une manière de record est fournie par la traduction du livre capital de Merle Fainsod : Smolensk à l'heure de Staline (4). " War communism ", c'est-à-dire la période connue sous le nom de " communisme de guerre " (1917-1921) devient : " la lutte armée du communisme ". Donnons enfin un exemple que je crois indépassable : à la page 343 du même livre, une phrase concernant une circulaire demandant que l'on cesse d'attaquer les spécialistes donne ceci : " La circulaire demandait de mettre fin à la pratique de la pause du casse-croûte par les spécialistes. "

Soyons sérieux : la traduction n'est pas une chose facile, et, quand il s'agit d'ouvrages comme ceux que je viens de mentionner, elle demande une double compétence à la fois linguistique et scientifique. Il est vrai aussi que les traducteurs sont fort mal payés, les éditeurs étant soucieux, dans le meilleur des cas, de ne pas grever les prix de revient des ouvrages traduits, lesquels sont toujours plus élevés que ceux des ouvrages écrits directement en français. Néanmoins, et ceci s'adresse aux éditeurs et aux directeurs de collections qui publient des ouvrages scientifiques, relire ou faire relire par une personne compétente les traductions ne devrait pas être impossible. Je sais bien, pour en avoir fait l'expérience, que l'on risque toujours de laisser échapper un ou plusieurs contresens. Mais il faudrait quand même tuer le général Staff !

PIERRE VIDAL-NAQUET
Le Monde . 18 -01-1974

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